Lecture Augmentée


« Ici, j’ai choisi de partager avec vous certaines pages de mon nouveau roman Journal d’un Caméléon, et ce en Lecture Augmentée.

Qu’est ce que cela signifie ? Prolonger la lecture par les poèmes, les œuvres picturales et les vidéos d’époque qui ont animé la page en question. Une manière d’aller plus loin que la simple lecture du livre et de la compléter par des images, des impressions, des émotions.

A vous d’essayer, bonne lecture. »

Didier Goupil


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Page 16

Après un dernier regard sur les dunes du Sahara qui, dans le soir tombant, semblaient recouvertes d’un drap de soie, Estève se leva, alla jeter ses mégots dans le cendrier puis se dirigea vers la porte.
Il allait sortir quand il s’immobilisa sur place. Comme s’il avait oublié quelque chose, ou qu’une idée avait soudain surgi dans son esprit, il se retourna vivement, tendit l’oreille pour s’assurer que personne ne venait et, d’un pas soudain résolu, il se dirigea vers le tableau noir.
Arrivé devant, il s’empara de la craie, la fit tourner quelques secondes entre ses doigts et se mit en position d’écrire.

C’était la première fois qu’il y songeait. Il avait bien vu de temps en temps l’un de ses congénères inscrire une obscénité ou gribouiller une grossière paire de seins, lui-même s’était amusé parfois à crayonner un palmier, un chameau ou une tente saharienne, mais jusqu’à cet instant, jusqu’à l’imprécation de l’homme à la casquette qui l’avait subitement réveillé de sa torpeur, il n’avait jamais ressenti le besoin d’y écrire quelque chose.

Il pensa tout d’abord à une phrase de Kerouac sur la beauté des fous et des marginaux, puis à des vers de Fernando Pessoa ou de Dylan Thomas, mais au moment de poser la craie sur l’ardoise il se ravisa.
Dans un éclair de lucidité, Estève venait tout à coup de se souvenir que sa mère – « Paix à son âme ! » – lui avait enseigné qu’il ne fallait jamais faire le malin, jamais montrer ostensiblement son intelligence au risque de devoir subir la bêtise et la méchanceté d’autrui.
Après une rapide réflexion, il se contenta d’une formule plus attendue. Une formule sans doute bien conventionnelle, mais qui avait le mérite d’être moins équivoque :

Parle à mon cul
Ma tête est malade.


Lecture Augmentée

« Il pensa tout d’abord à une phrase de Kerouac sur la beauté des fous et des marginaux… »

Les fous, les marginaux, les rebelles, les anticonformistes, les dissidents… tous ceux qui voient les choses différemment, qui ne respectent pas les règles. Vous pouvez les admirer ou les désapprouver, les glorifier ou les dénigrer. Mais vous ne pouvez pas les ignorer. Car ils changent les choses. Ils inventent, ils imaginent, ils explorent. Ils créent, ils inspirent. Ils font avancer l’humanité. Là où certains ne voient que folie, nous voyons du génie. Car seuls ceux qui sont assez fous pour penser qu’ils peuvent changer le monde y parviennent.

Jack Kerouac – extrait de Sur la route

« …puis à des vers de Fernando Pessoa… »

Dans tous les asiles il y a tant de fous possédés par tant de certitudes !
Moi, qui n’ai point de certitude , suis-je plus assuré, le suis-je moins ?
Non, même pas de ma personne…

Fernando Pessoa – vers extraits de Bureau de Tabac

« …ou de Dylan Thomas… »

Et la mort n’aura pas d’empire.
Les morts nus feront foule
Avec l’homme dans le vent et la lune rousse;
Quand leurs os blanchiront et leurs os blancs partiront,
Ils auront des étoiles au coude et au pied;
Même s’ils sont fous, ils seront sains d’esprit,
Même s’ils sont perdus en mer, ils reviendront;
Les amoureux seront égarés mais l’amour restera;
Et la mort n’aura pas d’empire.

Dylan Thomas, extrait de « And Death Shall Have No Dominion »

Cafard par Roger Cosme Estève – www.cosme-esteve.com
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Pour Cosme Estève, qui jusqu’à présent avait essentiellement utilisé du vert de chaux et du gris de payne, dont les reflets bleus étaient plus noirs encore que les ailes des
corbeaux, cela donnait à réfléchir.

Nicolas de Staël n’était pas le premier à avoir osé défier les ténèbres. La liste était longue de ceux que le pinceau avait peu à peu fait glisser du tableau au tombeau. Van Gogh, bien sûr, sacrifié au milieu des blés. Mais aussi Mark Rothko se taillant non pas les veines mais, procédé plus original, les articulations au-dessus du coude. Pierre Molinier, « mort vers 1950 », comme il est inscrit sur la croix plantée dans le rectangle de terre qui lui sert de sépulture, en se tirant une balle dans la bouche. Ou encore Bernard Buffet s’étouffant dans une ultime et sanglante signature en forme de hara-kiri avec un sac en plastique imprimé à son nom.

De l’assassinat de soi considéré comme un des Beaux-Arts.

Estève, lui, s’était loupé. Lamentablement loupé. Il n’était pas comme les scorpions qui n’hésitent pas à se piquer quand ils se retrouvent encerclés par les flammes, ce n’était qu’un simple saurien – un « vulgaire vaurien » diraient certains – qui après avoir fait le mort un certain temps avait ressuscité.

Dieu sait pourtant s’il avait senti le feu du bûcher dans sa gorge. Il avait bien essayé de peindre, puis de se masturber, mais ni l’un ni l’autre ne lui étaient possibles à ce moment-là. Un poison, un venin inoculé à son insu coulait dans ses veines, emplissait sa poitrine. Il y avait eu trop de cris, de déchirements. Trop d’amour également, ou pas assez. Il était aussi atteint par les coups qu’il avait portés que par ceux qu’il avait reçus – et il n’avait envie que d’une chose, que tout cela cesse, que tout se termine au plus vite.


Lecture Augmentée

« Nicolas de Staël n’était pas le premier à avoir osé défier les ténèbres. »

« Van Gogh, bien sûr, sacrifié au milieu des blés. »

« Mais aussi Mark Rothko se taillant non pas les veines mais, procédé plus original, les articulations au-dessus du coude. »

Mais elle décida de descendre vers Manhattan. Elle voulait savoir. Art of Century, la galerie de Peggy, se trouvait dans le bas de l’île, et un peintre du nom de Mark rothko l’inaugurait. Sachant le goût de son amie, le test était de qualité. elle saurait si elle était toujours capable de voir, de s’émerveiller, de s’enthousiasmer. Il fallait qu’elle sache si dans cette vie et sur cette terre elle pourrait un jour de nouveau vibrer.

Le peintre, à l’occasion, abandonnait la figure humaine pour la seule couleur. Elle s’en trouva soulagée. Elle avait vu l’homme trop nu et ne l’aurait pas supporté peinturluré à la va-vite.

Là-bas, en Pologne,  » Giotto », ça voulait d’abord dire  » ghetto » . « 

Didier Goupil – extrait de Femme du monde

« Pierre Molinier, « mort vers 1950 », comme il est inscrit sur la croix plantée dans le rectangle de terre qui lui sert de sépulture, en se tirant une balle dans la bouche. »

Pierre Molinier (1900-1976) - L'Odaliste turbulente ou repos dans l'action, 1966-1967

Pierre Molinier (1900-1976) – L’Odaliste turbulente ou repos dans l’action, 1966-1967

« Ou encore Bernard Buffet s’étouffant dans une ultime et sanglante signature en forme de hara-kiri avec un sac en plastique imprimé à son nom. »

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Noire par Roger Cosme Estève – www.cosme-esteve.com
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La salve d’applaudissements qui ponctuait chacune des intonations du Maître empêchait d’entendre les phrases jusqu’à leur fin, mais quand un jeune écervelé qui s’était mis en tête de défier le génie des lieux, à moins qu’il ne fût simplement éméché, l’apostropha vivement : « Tu n’es pas un peu fada, toi, là-haut ! », le silence se fit sur-le-champ. Ne sachant s’il fallait rire de l’interpellation, ou au contraire la huer, le public présent retint son souffle, attendant la réplique du Génie que l’on savait ombrageux et volontiers cinglant avec les imbéciles et les malappris.

On aurait pu entendre voler une mouche, bête que le Maître, on le sait, appréciait particulièrement, la considérant comme l’insecte paranoïaque-critique par excellence. En tant que peintre ne cherchait-il pas à voir depuis toujours le monde avec des yeux de mouche, à la fois de près et de loin et dans toutes les directions en même temps ? Les yeux des mouches étaient composés de multiples facettes paraboliques et Dali en quelque sorte les avait chaussés comme on chausse une paire de lunettes : des lunettes aux pouvoirs magiques qui métamorphosaient un groupe de baigneurs sur la plage en visage de la femme aimée et les reflets des cygnes sur le lac en silhouettes d’éléphants ou de rhinocéros.

Qui aurait pu dire comment apparaissait le jeune malotru dans le regard de mouche du grand maître ? Comme une crotte en forme de spirale perdue dans l’étendue du désert ? Comme une chiffe molle pendouillant dans l’air trop chaud de ce début d’après-midi ?

Le Maître se redressa encore davantage, fronça le sourcil, prit entre deux doigts le croc d’une de ses moustaches qu’il lissa lentement, longuement, puis écrasant le garnement d’un regard aussi noir qu’un essaim de mouches s’abattant sur sa proie, il le piqua au milieu du front :
« Sachez, jeune homme, que la seule différence entre un fou et moi, c’est que je ne suis pas fou ».

Puis il se mit à rire, un rire étincelant, jouissif et vainqueur, qui éclata au-dessus des têtes des fidèles comme un feu d’artifice que chacun contempla, admira, avant d’applaudir à tout rompre.


Lecture Augmentée

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Arrivée triomphale de Salvador Dali à la Gare de Perpignan, centre du monde.

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La vie était devenue si pénible à la maison que ce dernier dormait le plus souvent dehors, sur la plage ou dans des mas isolés, perdus au milieu des vignes, où s’étaient installées les premières communautés hippies. Là, il découvrit le riz complet, les pipes à haschisch et les riffs enfiévrés de Jimmy Hendrix. Après une période rock, durant ses années de lycée, qui l’avait vu porter le blouson noir et les cheveux gominés, un peigne dans une poche de son jean, un cran d’arrêt dans l’autre, prêt à en découdre avec les loubards des villages alentour, il n’avait eu aucun mal à revêtir les habits de l’époque. L’esprit de la Beat Generation lui allait comme un gant. Il n’avait plus envie de devenir riche, il avait seulement envie de s’ouvrir à la vie.

D’amener « l’insurrection dans son imaginaire », comme l’on disait alors.

C’était une époque horizontale, et non pyramidale comme celle qui l’avait précédée et celle qui allait suivre, où tout le monde pouvait rencontrer tout le monde, quelle que soit sa situation, sa fortune ou sa notoriété. Prendre la route ou faire l’amour avec quelqu’un qu’on ne connaissait pas cinq minutes auparavant ne posait alors aucun problème. Rien de plus naturel même. C’est ainsi qu’un jour Estève rencontra Jacques Canetti. Celui-ci, directeur artistique chez Philips, était propriétaire d’un café à Eus, joli village haut perché, situé à quelques kilomètres à peine de Néfiach, où il prenait ses quartiers d’été, entraînant à sa suite les nombreux et talentueux artistes qu’il produisait. Un soir, Estève, amené là par une jeune Danoise à la longue chevelure blonde, presque blanche, y découvrit tour à tour Jacques Higelin et Brigitte Fontaine, de jeunes débutants que Canetti venait tout juste d’enregistrer et qui profitaient de l’endroit pour roder leur prochain tour de chant. L’émotion fut telle, il y eut tant d’énergie, tant de folie cette nuit-là, qu’Estève, hébété et transcendé à la fois, y revint toutes les suivantes, accompagné ou pas.


Lecture Augmentée

Un soir, Estève, amené là par une jeune Danoise à la longue chevelure blonde, presque blanche, y découvrit tour à tour Jacques Higelin…

…et Brigitte Fontaine, de jeunes débutants que Canetti venait tout juste d’enregistrer et qui profitaient de l’endroit pour roder leur prochain tour de chant.

Arbres par Roger Cosme Estève – www.cosme-esteve.com
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Aux Beaux-Arts, mais plus encore durant les folles années du Clan dont ils étaient devenus des habitués, il avait fait la connaissance d’André Valensi, de Bernard Pagès et de Claude Viallat, tout trois membres du groupe Supports/Surfaces qui n’avait de cesse de remettre la peinture en question, rejetant aussi bien la prédominance du sujet que l’enfermement dans le cadre de la toile. Cette démarche, proche de l’Arte Povera, correspondait bien à son goût pour l’errance et les arrière-pays.

Estève donnait l’impression de chercher sa hutte. D’avoir perdu sa coquille en chemin et d’être condamné à errer sans fin tant qu’il ne l’aurait pas retrouvée.

Sans pouvoir en donner la raison, il sentait au plus profond de lui qu’il n’avait pas encore touché le fond. Il n’avait pas atteint le terme de son calvaire. En marchant en sandales sur les cailloux, en souffrant sur les sentiers les plus escarpés, il expiait ses fautes, bien sûr, mais pas seulement. Il réglait aussi des comptes. Des comptes avec lui, et bien au-delà, avec la vie elle-même. On lui avait volé son ange, sa fille adorée, et il aurait fallu qu’il se taise. Qu’il dise Amen. Qu’il se courbe et avance ainsi, usé avant l’âge, déjà voûté comme un vieillard. Alors, tout à coup, en plein chemin, sans qu’aucune palpitation ne l’en avertisse avant, une envie de cogner le prenait. Pris soudainement de furie, il se jetait au sol, il plongeait ses ongles dans la terre et s’échinait à en arracher des morceaux – comme on l’aurait fait d’une ancienne moquette, sale et défraîchie, qu’on aurait voulu changer.

En quête d’une impossible réparation, il arrachait à la terre ce qu’elle lui avait elle-même arraché.

Pour qui l’aurait surpris ainsi, il n’aurait pas fait de doute qu’il se trouvait en présence d’un possédé et que les jours de ce dernier étaient comptés.


Lecture Augmentée

… »il avait fait la connaissance d’André Valensi, de Bernard Pagès et de Claude Viallat »…

Peinture d'André Valensi

Peinture d’André Valensi

Las pieles de la tierra – Roger Cosme Estève – www.cosme-esteve.com

Las pieles de la tierra - Roger Cosmes Estève


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