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Didier Goupil, l’homme du monde

Bien sûr il y a le journal de Jules Renard : “Le style, c’est le mot qu’il faut. Le reste importe peu.” Et la correspondance de Gustave Flaubert : “Une bonne phrase de prose doit être comme un bon vers, inchangeable, aussi rythmée, aussi sonore.” Mais pour apprendre à bien écrire, on aurait tort de négliger l’oeuvre de Fernand Raynaud. Dans un sketch de 1955, le comique joue un marchand qui a inscrit sur son ardoise : “Ici on vend de belles oranges pas chères”. Son patron arrive :
– Vous ne voyez pas que c’est inutile le mot «ici» ?
– C’est vrai, j’ai mis «ici»… (Il crache sur l’ardoise) Pfut ! J’efface «ici».
– «On vend de belles oranges pas chères». Ils auront bien le temps de le voir, que ce n’est pas cher… Pourquoi vous avez écrit “pas chères» ?
– C’est vrai ! Pfut, pfut ! J’efface «pas chères».
– Donnez-moi ça… «On vend de belles oranges»… «On vend»… Vous aviez peut-être l’intention de les
donner ? Mmm ?
– Nan !
– Alors pourquoi vous avez marqué
«On vend» ?

Une imparable leçon de style que Didier Goupil applique parfaitement. Prenez son livre Femme du monde : pas même une centaine de pages, un texte très aéré, mais tout le XXème siècle défile sous nos yeux et chaque phrase, chaque mot nous donnent le frisson puisqu’ils possèdent la force de la nécessité. On songe à la remarque de Miles Davis : “Pourquoi jouer tant de notes alors qu’il suffit de jouer les meilleures ?”

Cette riche sobriété apparaît également dans Le Jour de mon retour sur terreLa Lettre à Anna, Les Tiroirs de Visconti… Et quand, de Maleterre à Castro est mort !, Didier Goupil nous offre des textes plus étoffés, on retrouve l’élégance qui le caractérise mieux que tout. On pourrait même parler de sophistication ; à le lire comme à le voir, il est facile de l’imaginer dans le costume de ces esthètes décadents dont la littérature a tracé le portrait. Des Esseintes, c’est lui. Dorian Gray pareillement – du reste il ne vieillit pas. Et si l’on me permet d’entrer dans l’intime, il y a aussi en lui du Gatsby le Magnifique, partant du Fitzgerald. Un désir de revanche sociale animait l’écrivain américain comme son personnage. Sans que cela remette en cause sa sincérité d’auteur, Didier Goupil me semble habité par une envie de rejoindre l’aristocratie des lettres tout en sachant que les jeux sont truqués et qu’aucune réception germanopratine ne vaudra une soirée entre amis.

L’homme est complexe. On ne saurait donc le réduire à un dandy de grand talent. Son goût du raffinement, sa passion de l’art (“Sur la durée, Rothko et les autres, ça l’aura mieux nourri, que le pain ou l’oxygène” écrit-il de l’héroïne de Femme du monde ; cela vaut aussi pour lui) ne l’ont jamais empêché de prendre à bras le corps les réalités les plus dures. Le 11 septembre, le castrisme, et par-dessus tout la Shoah qu’il évoque inlassablement : Didier Goupil a mal au monde, c’est écrit noir sur blanc.

Un monde qu’il aime cependant et que, du Maghreb à Cuba, il voudrait visiter dans tous ses recoins. Je ne l’ai jamais suivi dans ses voyages mais je suis persuadé qu’il se montre moins attentif au décor qu’à l’humain. Je connais sa curiosité des gens, son indulgence envers leurs défauts et leurs manques, sa fidélité amicale. S’éloigne-t-on du portrait de l’écrivain ? Je ne crois pas. Ouvrez n’importe lequel de ses livres : aucun cynisme, aucun sarcasme… N’en déplaise à Gide, on peut faire de la bonne littérature avec de bons sentiments.

Brice Torrecillas, Tire-Ligne, 2013


Didier Goupil             didier.goupil1@orange.fr            06.63.90.47.98