Maleterre et autres Nouvelles


 L’homme est-il une biche parmi les biches ?

Au début, il y a le père. Le village. La ferme. Les champs. Le père est paysan, il parle occitan et il n’aime rien plus que marcher durant des heures dans les bois.

Puis viennent les fils, au nombre de trois. Les fils, comme leur père, appartiennent à un clan, à une famille, à une terre.
Un jour, le père se retrouve face à face avec une biche qui s’est introduite dans la maison et a trouvé refuge dans le salon. Le père aime les animaux. Il croit à la Nature. Mais la Nature, ce jour-là, empruntant les traits graciles de la biche, lui saute dessus et le griffe.
Au loin, soudain, on entend la corne de brume du cerf qui brame dans la forêt et appelle sa femelle…
Le père n’en continue pas moins de se rendre dans les bois. De prendre plaisir à croiser le regard des biches qui, aux aguets dans les fourrés, le voient venir de loin.
Un jour, un autre, le père, au hasard de sa marche, se retrouve nez à nez avec son fils aîné, pendu au bout d’une corde à la branche d’un arbre.
Les biches ont disparu. Les mots également. Place aux chants, aux sanglots, à la mélopée. Aux riffs de guitare et aux plaintes de l’accordéon diatonique.
L’homme qui se débat nu sur la scène a des bois qui lui poussent au front. Le batteur dans son coin se bat avec sa batterie, qui lui rend coup pour coup.
Dans le clan, dans la famille, autour de l’âtre de la cheminée, il y a désormais en plus de la métamorphose du père, le malheur du fils.
C’est là qu’arrive l’Émile. Le plus jeune de la fratrie. Il aurait dû être paysan, parler occitan et parcourir les bois des environs comme son père, son grand-père et tous ses ancêtres avant lui. Mais le destin en a décidé autrement. C’est à lui qu’il revient de prendre la route. C’est à lui qu’il revient d’aller chercher dans le monde, et dans les livres, la réponse à ce double appel de la forêt. À cette terrible énigme.
Émile s’en va. Étudie. Devient savant. Puis docteur. Plus précisément anthropologue. Anthropologue de la santé.
Pour comprendre les raisons de ce père biche et de ce frère pendu, Émile traverse l’espace et le temps, se prend d’amitié pour Saint Gilles, thaumaturge du XIIème siècle, qui guérissait les possédés, puis s’acoquine avec une réincarnation de Bruce Lee et du Christ avant d’entretenir une relation avec un chercheur en esthétique spécialiste du rituel du serpent des indiens Hopis.
Enfin, il rencontre un fou. Un vrai, dans l’hôpital psychiatrique de Monpon, en Dordogne. Joël Bélanger, c’est son nom, parle, nous parle. De lui, de nous. De notre société. Nous l’écoutons, nous l’écoutons longuement puis nous entendons :
Le fou est seul.
Le fou est fou d’être seul.
C’est parce qu’il est aussi seul que le fou est aussi fou.

Sur scène, le corps d’une jeune fille monte et descend le long de la corde lisse, puis reste un instant en équilibre entre le ciel et la terre. Autour d’elle, on parle hébreu ou occitan. Elle même parle le finnois.

Le Siècle des Lumières a voulu l’individu, le XXIème siècle l’a fait. À la perfection. Nous sommes tellement des individus que nous sommes désormais seuls au monde. Seuls avec notre vie. Avec notre sexualité. Avec notre rapport à la mort. Seuls avec notre folie.

Après avoir lu tous les livres, traversé tous les pays, l’Émile revient où il est né.
Il veut retrouver sa famille, ses racines. Partager ses expériences, propager la pensée qu’il a apprise.
Seulement, chez lui, dorénavant, ce n’est plus le bois de son enfance, le bois où son père est devenu biche, et où son frère s’est pendu.
Chez lui, dorénavant, c’est l’écriture, la musique live, la vidéo, l’enquête de terrain, les arts du cirque ou du mime.

Son pays, aujourd’hui, c’est la scène.


L’art de dresser les pierres

Ne cherchez pas Camille P. dans le moteur de recherche de votre ordinateur. Vous ne la trouverez pas. Vous aurez beau cliquer sur votre souris, ouvrir l’une après l’autre les fenêtres qui se présentent à vous, vous n’y trouverez aucune trace des spectacles dans lesquelles elle a joué, aucune image des rôles qu’elle a pu incarner sur scène ou à l’écran. Aucune vieille photo, aucun élément biographique, aucune mention dans une quelconque distribution. Rien. Et pour cause. Camille P. n’existe pas.

Camille P. est un pseudonyme. Le nom de guerre qu’elle s’est choisie lorsqu’elle a tout plaqué et qu’elle est venue s’installer ici, il y a maintenant presque quinze ans. Changer de vie voulait dire changer de ville, quitter Paris, et il lui était rapidement apparu évident qu’il lui fallait commencer cette nouvelle existence avec une identité neuve. Là où elle allait atterrir – car c’était de cela dont il s’agissait alors, savoir comment et où atterrir – personne ne la connaîtrait, on ne saurait pas qui elle était vraiment. Qui était-elle d’abord ? Corinne, Clarisse ou Bérénice. Une servante ou une reine. Une tragédienne, une vamp ou une actrice de boulevard ?

« Mademoiselle, Madame, comment vous appelez-vous ? Antigone, Électre ou Médée ? »

Elle n’a jamais oublié la règle que lui a enseignée son premier professeur de théâtre à son entrée au Conservatoire : «  La question n’est pas de savoir qui tu es… Mais pourquoi tu es là ? »

Comme l’on se défait d’un vieux manteau qui gêne désormais aux entournures, elle a commencé par se débarrasser du nom de son mari, qu’elle honnissait aujourd’hui autant qu’un jour elle l’avait adoré. Puis son nom de jeune fille l’embarrassa. Elle n’était plus une jeune fille depuis longtemps. Si cela n’avait tenu qu’à elle, elle aurait aimé pouvoir vivre sans avoir de nom, nue, libérée de toute identité. Les gens feraient comme bon leur semblerait. La désigneraient du doigt ou du menton. Lui donneraient tous les surnoms qu’il leur plairait. Elle s’en fichait bien – pourvu qu’on la laisse un peu en paix.

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Didier Goupil             didier.goupil1@orange.fr            06.63.90.47.98